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Les Présocratiques

  • Vies et doctrine

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  1. Naissance de la philosophie

« Au commencement exista le Chaos, puis la Terre à la large poitrine, demeure toujours sûre de tous les Immortels qui habitent le faîte de l’Olympe neigeux ; ensuite le sombre Tartare, placé sous les abîmes de la Terre immense ; enfin l’Éros, le plus beau des dieux, l’Éros, qui amollit les âmes, et, s’emparant du cœur de toutes les divinités et de tous les hommes, triomphe de leur sage volonté » : voici les lignes célèbres de la Théogonie par lesquelles le poète Hésiode commence le récit de la naissance des dieux. Hésiode vécut sans doute à la fin du VIIIe siècle et au début du VIIe. Un siècle plus tard, un discours d’un genre nouveau apparaît en Grèce, que nous appelons maintenant « philosophie ». Ce terme a été fixé beaucoup plus tard, au IVe siècle, par Platon et Aristote. Mais ceux que l’on appelle « présocratiques » s’inscrivent déjà dans un mouvement de rationalisation de la pensée. En effet, s’il existe une diversité d’écoles et de penseurs, toutes ont pour point commun de rompre avec ce qu’il est convenu de nommer aujourd’hui « mythe » (le grec múthos a le sens plus général de discours, récit), dont Homère ou Hésiode sont les plus célèbres représentants. Le propre du mythe est de donner du monde une représentation dominée par les dieux traditionnels, et par le destin (la thémis). Ce nouveau discours des premiers « philosophes » est souvent présenté comme remplaçant le mythe par la raison, le múthos par le logos. Qu’entend-on par-là ? La question ne va pas de soi, car on peut faire des lectures contrastées de ces origines de la pensée « rationnelle ». S’agit-il déjà d’une rupture radicale avec la pensée traditionnelle, ou bien n’assiste-t-on encore qu’aux balbutiements de ce qui deviendra plus tard la « vraie » philosophie ?

Peut-on, par exemple, considérer les premières recherches sur la nature (celle des « physiologues » : Thalès, Anaximandre, Anaximène, Héraclite) comme une simple transposition du discours mythique sous forme abstraite ? Certains interprètent tentèrent ainsi de montrer que l’on trouve chez ces auteurs une reprise de la logique hésiodique de la naissance des dieux (c’est-à-dire de la nature divinisée) : un état d’indistinction (semblable au Chaos primitif d’Hésiode), puis des entités qui émergent par ségrégation, et qui finissent ensuite par interagir selon un cycle indéfini. Ce jugement sévère ne date cependant pas de l’époque moderne. Platon, dans un passage du Sophiste voit dans certains penseurs du passé une approche poétique de la nature, qui laisse la raison sur sa faim : « Il semble que chacun nous ait débité sa fable comme à des enfants. L’un nous présente les êtres au nombre de trois, se faisant de temps en temps la guerre ; d’autres fois, redevenus amis, se mariant, engendrant, nourrissant les fruits de leurs unions. Un autre n’en compte que deux, le sec et l’humide, ou bien le chaud et le froid, et il les marie et les met en ménage. Nos Éléates, à partir de Xénophane et même de plus loin, arrangent leur fable en réduisant à un seul être ce qu’on appelle l’univers. Plus tard des Muses d’Ionie et de Sicile ont pensé qu’il serait plus sûr de combiner les deux opinions, et de dire que l’être est à la fois un et multiple, et qu’il se maintient par la haine et par l’amitié ; car tout se sépare et se réunit sans cesse, disent celles de ces Muses qui chantent sur le ton le plus hardi ; celles qui le prennent sur un ton plus doux, ne prétendent plus que les choses soient toujours ainsi, mais que tantôt l’univers est un et en bonne harmonie, par l’influence de Vénus, et tantôt, par celle de la discorde, multiple et en guerre avec lui-même. Que tout cela soit vrai ou faux, il serait difficile et téméraire d’en oser décider contre d’anciens et illustres personnages » (Platon, Sophiste, 242c-243a, tr. V. Cousin).

Aristote, quant à lui, sera plus sensible aux efforts rationnels des premiers penseurs de la nature. Le jugement peut sembler opposé à celui de Platon : dans sa Physique, Aristote voit dans leurs œuvres une tentative pour penser la nature à partir d’un élément (l’eau, le feu etc.) et non plus à partir des dieux : mais, justement, ils en restent selon lui à des explications trop matérielles, incapables qu’ils seraient de s’élever à la logique abstraite du réel (l’opposition de la matière et de la forme par exemple).

Incontestablement, l’univers des premiers penseurs est encore « divinisé », mais sans que les dieux de la tradition y agisse. Comme le dit Jean-Pierre Vernant : « les éléments des Milésiens ne sont pas des personnages mythiques comme Gaia, mais ce ne sont pas non plus des réalités concrètes comme la terre ; ce sont des puissances éternellement actives, divines et naturelles tout à la fois. L’innovation mentale consiste en ce que ces puissances sont strictement délimitées et abstraitement conçues : elles se bornent à produire un effet physique déterminé, et cet effet est une qualité générale abstraite » (Du mythe à la raison. La formation de la pensée positive dans la Grèce archaïque, 1957).

  1. Les Milésiens

Il n’est donc pas douteux qu’une rupture se produit dans la pensée grecque par rapport aux formes traditionnelles, même si l’état fragmentaire des textes rend difficile d’apprécier pleinement ces anciens auteurs. Selon le découpage établi par des philosophes de la fin de l’Antiquité, toute l’histoire première de la philosophie peut se représenter selon une logique géographique : les écoles d’Asie mineure (Les Milésiens) qui s’intéressent avant tout à la nature ; celles de Grande-Grèce (sud de l’Italie et Sicile) comme les Éléates ou les Pythagoriciens qui se préoccupent des principes abstraits (les Nombres, l’Être…). Les atomistes se rattachent à cette recherche, car l’atome est d’abord une réalité intelligible. Enfin au Ve siècle Athènes devient le centre de la Grèce et de nombreux penseurs vont y converger et rendre possible la naissance de la « philosophie » proprement dite avec l’affrontement entre Socrate et les sophistes, affrontement dont sortira la pensée de Platon. Quoi qu’il en soit de la simplification opérée par ce schéma, il permet de dégager une première donnée : la plus ancienne forme de pensée « rationnelle » est née sur la côte d’Asie Mineure autour de penseurs tels que Thalès, Anaximandre, Anaximène ou Héraclite, qui mettent la nature au centre de leurs écrits – d’où le terme qu’on leur donne de « physiologues ». Les textes sont très lacunaires, mais il ressort que chacun d’eux met au premier plan un élément d’où procède l’ensemble de la phúsis (la nature) : l’eau, le feu, l’illimité… Mais cet élément est-il, comme le disait Aristote, « matériel » ? On peut plutôt insister sur la dimension « abstraite », comme le dit Vernant, de notions telle que l’« illimité » (apeiron) d’Anaximandre (v. 610-v. 545) : « De ceux qui disent que le principe est un, mû et illimité, Anaximandre […] a dit que l’Illimité est le principe et l’élément des choses qui sont, étant du reste le premier à user du terme de principe (archè). Il dit qu’il n’est ni l’eau, ni rien d’autre de ce que l’on dit être des éléments, mais qu’il est une certaine autre nature illimitée dont sont engendrés tous les cieux et tous les mondes qui se trouvent en eux. Ce dont la génération procède pour les choses qui sont et aussi ce vers quoi elles retournent sous l’effet de la corruption, selon la nécessité » (Simplicius, Commentaire sur la Physique d’Aristote, tr. J.-P. Dumont).

On peut aussi souligner le fait que, derrière un terme « concret », comme le feu chez Héraclite (v. 576-v. 480), on trouve le Logos : comme ce sera le cas plus tard chez les Stoïciens, l’univers est pénétré d’une raison qui est en même temps principe matériel de toute chose, et qui préside à l’unité des contraires, grand principe de cette pensée. Contrairement à ce qu’on pense souvent, Héraclite n’est pas un penseur de la lutte, mais de l’unité profonde, dont la lutte n’est qu’une forme apparente : « L’harmonie cachée surpasse l’harmonie visible ». Il ne s’agit donc ni de « mythe », ni de « matérialisme », mais bien d’une vision du tout animé par une logique sous-jacente et difficile d’accès (« la nature aime à se cacher »).

  1. Éléates et pythagoriciens : naissance de la métaphysique ?

À l’autre extrémité du monde grec, en Italie en en Sicile, ce n’est plus tant la nature qui est au centre des réflexions, que la recherche d’un principe d’intelligibilité fondamental de toute chose : l’un, les nombres, l’être… Le nom de Pythagore est resté célèbre jusqu’aujourd’hui, mais sa vie est baignée d’une aura légendaire : le dieu Hermès lui aurait donné la capacité de se souvenir de tout et de se réincarner en plusieurs corps… Ce qui est certain en revanche, c’est le caractère très exigeant de son école (les disciples devaient passer d’abord par une période de probation de trois ans) et de sa pensée, spéculation sur les nombres qui engendrent toutes les réalités : « La monade est le principe de toutes choses ; produite par la monade, la dyade indéfinie existe en tant que substrat matériel pour la monade, qui est cause ; c’est la monade et la dyade indéfinie qui « engendrent » les nombres, puis les nombres qui « engendrent » les points puis les points qui (engendrent) les lignes. À leur tour celles-ci produisent les figures planes, lesquelles produisent les figures à trois dimensions (les êtres physiques), lesquelles produisent les corps sensibles dont les éléments sont précisément au nombre de quatre : le feu, l’eau, la terre et l’air » « (Diogène Laërce, Vies, VIII 24, tr. J.-P. Dumont). On ne doit pas être surpris de retrouver à la fin de ce processus d’engendrement les éléments chers aux Milésiens : toutes les écoles philosophiques cherchent à comprendre le réel, mais les éléments sont ici rapportés à une origine « intelligible ». Cette mathématisation du réel sera considérée parfois comme pure imagination, mais fascinera aussi de très grands penseurs : Platon a incontestablement repris certains aspects du pythagorisme dans sa physique, qui met des atomes géométriques au cœur du réel. C’est aussi à un pythagoricien, Philolaos, qu’est attribuée la formule rendue célèbre par Platon : l’âme est enfermée dans le corps comme un « tombeau », comme punition de ses fautes. Ce qu’on appelle la « métempsycose » platonicienne (la réincarnation des âmes) trouve là une de ses sources majeures.

Une autre grande école se développe à partir de la deuxième moitié du VIe siècle dans le sud de l’Italie, à Élée, dont le fondateur est Xénophane mais les représentants les plus célèbres sont Parménide et Zénon. Le primat donné par ces auteurs (et principalement Parménide) à l’opposition de l’Être et du non-Être conduit souvent à les considérer comme les fondateurs de la réflexion « métaphysique » (cf. le commentaire du texte de Parménide plus bas). Mais, si on considère la métaphysique comme un effort pour dégager les structures profondes du réel, on peut aussi bien voir dans chacun des présocratiques un « métaphysicien ». D’autre part, si l’éléatisme a une grande présence dans l’histoire de la philosophie, cela tient aussi aux paradoxes de Zénon, le plus célèbre disciple de Parménide. Dans sa Physique, Aristote discute de près la façon dont Zénon tente de réfuter l’existence même du mouvement. Étrange idée : mais il s’agit en réalité pour Zénon d’affirmer que la seule réalité est celle de l’Être immobile, le mouvement n’étant qu’une apparence. Le plus célèbre de ces paradoxes est celui d’Achille et la tortue : jamais Achille ne pourra rejoindre la tortue, car il faudra qu’il franchisse un certain espace, mais avant il lui faudra franchir la moitié de cet espace, et ainsi de suite : l’espace étant infiniment divisible, Achille ne pourra pas se mouvoir… Aristote répond que Zénon confond la division mathématique actuelle et la divisibilité en puissance, le mouvement étant un processus continu et non discret. Une autre réponse est peut-être plus célèbre : celle de Diogène (ou Antisthène) le cynique, qui se contenta de se lever et de marcher…

  1. Les premiers atomistes

On retrouve ce souci spéculatif, ce goût de l’intelligible jusque dans la forme première de l’atomisme grec, fondé à Abdère (en Thrace) au Ve siècle par Démocrite et Leucippe. Bien sûr, on trouve déjà chez ces penseurs ce qui formera le cadre de la doctrine épicurienne : l’univers est tout entier composé d’atomes (particules insécables) et de vide. Mais l’épicurisme sera un matérialisme. Or, il ne semble pas du tout que le souci de Démocrite (v. 460-370) soit de défendre une doctrine matérialiste contre les tenants de l’« idéalisme » (qui pourraient être dans ce cas les Éléates). C’est même tout le contraire : le néo-platonicien Proclus, au Ve siècle après J.-C., fera même de Démocrite un héritier direct des Éléates ! Cette lecture en apparence surprenante s’appuie sur les termes mêmes utilisés par ces auteurs : l’être et le non-être. C’est en tout cas ce que nous restitue ce témoignage d’Aristote : « Leucippe et son compagnon Démocrite déclarent que le plein et le vide sont les éléments, qu’ils dénomment respectivement être et non-être, l’être étant le plein et l’étendue, et le non-être le vide et le rare (C’est pourquoi ils concluent que l’être n’a pas plus d’existence que le non-être, parce que le vide n’existe “pas moins” que le corps) » (Aristote, Métaphysique, A, IV, tr. J.-P. Dumont). Pourquoi utiliser cette terminologie pour qualifier de la « matière » (Aristote considère que Démocrite ne dépasse justement pas la définition matérielle de la nature) ? Ce que Proclus semble indiquer, c’est qu’en qualifiant les atomes d’« être », Démocrite en fait des particules sans doute matérielles, mais insaisissables par les sens, et par-là même « intelligibles » : l’atome et le vide sont des constructions rationnelles, qui constituent la vérité en soi des choses. Ce que saisissent nos sens, ce n’est finalement que le résultat contingent du rapport entre les atomes, le vide et notre corps. L’univers des sens est celui du relatif, ou, comme le précise cet extrait du sceptique Sextus Empiricus (IIe siècle apr. J.-C.), de l’opinion : « Démocrite, quant à lui, abolit les phénomènes qui concernent les sens, et pense qu’aucun phénomène n’apparaît conformément à la vérité, mais seulement conformément à l’opinion, ce qu’il y a de vrai dans les substances consistant dans la réalité des atomes et du vide : “Convention que le doux”, dit-il en effet, convention que l’amer, convention que le chaud, convention que le froid, convention que la couleur ; et en réalité : les atomes et le vide » (Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, VII, 135-136, tr. J.-P. Dumont). Épicure prendra ici le contre-pied radical de Démocrite en affirmant qu’au contraire nos sensations ne nous trompent jamais. La critique du relativisme des sens rapproche en revanche Démocrite de son contemporain, celui qu’on lui opposerait pourtant volontiers : Platon. Certes, ce n’est pas vers les « idées » rationnelles qu’il faut dépasser les sens pour Démocrite, mais vers la réalité sous-jacente de la nature, composée d’atomes et de vide. Mais l’acte par lequel nous dépassons le monde de l’opinion pour atteindre la vérité est un acte authentiquement rationnel, qui nous permet d’atteindre l’« être » lui-même.

  1. Conclusion

La pensée des premiers atomistes vient au fond confirmer la difficulté de classer les présocratiques (terme d’ailleurs incorrect, puisque certains étant contemporains de Socrate, il faudrait parler de penseurs « préplatoniciens ») dans des cases qui ont été constituées bien plus tard. Après Platon et Aristote, par exemple, il semble aller de soi de définir un auteur comme « matérialiste », ou « idéaliste ». Mais que signifient ici ces termes ? Les Milésiens sont-ils matérialistes parce qu’ils cherchent à définir l’élément premier de la nature ? Mais s’agit-il d’un élément matériel ou d’un concept qui permet de donner son unité au cosmos ? Comme nous l’avons dit, le « feu » héraclitéen est « logos », et il nous est difficile aujourd’hui de comprendre ce caractère inséparable de la matière et de la pensée. De même, il existe chez les Pythagoriciens une incontestable « mystique » des nombres, mais ces nombres ont pour fonction de donner une structure d’ensemble à l’univers,

jusqu’à ses aspects les plus matériels (il existe ainsi une théorie de la génération des animaux qui refuse la « génération spontanée », qui sera définitivement réfutée par Pasteur…). Cette perplexité face à ces pensées est peut-être une des originalités de la philosophie occidentale. En effet, dans le Phédon, Platon nous montre Socrate exprimer sa déception devant l’enseignement d’un grand penseur « présocratique » du Ve siècle, Anaxagore de Clazomènes (cité proche de Milet) l’introducteur à Athènes de la pensée des Milésiens. Ayant entendu parler d’un livre où Anaxagore disait que « c’est l’intelligence qui met tout en ordre et qui est la cause universelle », Socrate lit l’ouvrage, ne trouve finalement qu’aucun rôle effectif n’a été donné à cette « intelligence » : aucune intention, aucune volonté, tout se faisant finalement par des causes matérielles. Cette déception a tourné Socrate vers la dialectique. Mais elle nous apprend aussi à ne pas chercher chez les présocratiques ce qu’ils ne prétendent pas offrir : un système fondé sur une divinité rationnelle et bienfaisante. Platon, de ce point de vue, renoue davantage avec les sources religieuses de la philosophie que nombre de ses prédécesseurs.

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